Une amitié où « les âmes se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si parfait, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes », comme la définit Montaigne dans ses Essais ? Telle semble être celle qui unit Martha Argerich et Mischa Maisky depuis bientôt cinquante ans.
Leur programme du 28.07. en appelle pourtant à l’amour, celui des poètes, par Schumann, dans son sublime cycle de lieder Dichterliebe, celui, aussi, auquel aspirent Pamina et Papageno dans leur duo de La Flûte enchantée « Bei Männern welche Liebe fühlen ». À l’amour de la voix également, bien que l’un et l’autre figurent parmi les plus éminents représentants de leurs instruments respectifs, elle le piano, lui le violoncelle, et quoique lui s’essaie aussi avec brio à des transcriptions virtuoses de grandes pages vocales du répertoire, à l’instar de celles présentées lors de ce même concert.
Mais ce sont surtout les voies impénétrables de l’amitié que Martha Argerich et Mischa Maisky incarnent depuis près de cinquante ans, depuis ce presque demi-siècle qu’ils partagent la scène, affichant une rare complicité dont ils régalent le public du monde entier. D’élogieux articles en témoignent, à chacune de leurs apparitions. Ainsi sur Backtrack, en 2020 : « Applaudissements déchaînés, hurlements de joie, et surtout standing ovation de plusieurs minutes : Martha Argerich et Mischa Maisky ont beau marcher désormais d’un pas lent, ils déchaînent encore toutes les ardeurs. C’est qu’au piano comme au violoncelle, l’énergie est la même… Impossible de résister à pareille complicité ! »

Martin T:son Engstroem, Martha Argerich et Mischa Maisky – 1997 © Stéphane Ouzounoff
Celui du Verbier Festival aura été comblé par ce duo de rêve dès 1997. Cette année-là, les deux artistes avaient convié le violoniste Gidon Kremer, autre ami de longue date, à jouer à leurs côtés le Deuxième Trio de Chostakovitch. Et jusqu’en 2012, où ils interprétèrent le Double concerto de Rodion Shchedrin dont ils étaient les dédicataires et qui a, depuis, fait l’objet d’une publication discographique sous le label Verbier Festival Gold, fruit d’une collaboration entre la manifestation valaisanne et Deutsche Grammophon, qui s’attache à immortaliser les moments phares du Festival.
Cette histoire au long cours remonte à loin, comme le rappelait Mischa Maisky en 2023 au Temps : « Je m’en souviens comme si c’était hier ! C’était en juillet 1975, dans le Sud de la France. J’étais venu voir des amis pas loin de Vence, où le violoniste Ivry Gitlis avait un festival […]. J’avais prévu de rester un soir et, finalement, j’ai prolongé mon séjour. Martha était aussi en visite avec sa troisième fille, Stéphanie, âgée de 4 mois. Nous avons sympathisé et, l’été d’après, Gitlis a organisé notre premier concert à Vence. »
Elle aura vu depuis d’innombrables concerts et presque autant de publications discographiques, dont le si touchant « My Dearest Martha » en 2011, preuve suprême d’amitié s’il en est, avec cette sélection de captations de l’immense pianiste, établie par le violoncelliste, à l’intention du 70e anniversaire de sa partenaire de prédilection : « Martha est souvent décrite comme romantique et intuitive. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité. Elle aborde la musique de manière très intellectuelle, et je ne connais que peu d’interprètes qui connaissent aussi bien et aussi en détail une partition. » Face à de telles pépites, autant dire que la sélection fut loin d’être évidente pour Mischa Maisky : « Tout ce qu’elle joue et enregistre est suffisamment génial pour être sélectionné. Cela signifie que c’est une décision très difficile à prendre, qu’on ne peut en fait pas prendre, mais qu’on doit prendre. »
Treize ans après leur dernière venue commune dans la manifestation valaisanne, les voici donc de retour, en tête-à-tête, dans le cadre intime de l’Église de Verbier. Promesse d’un moment d’exception comme eux seuls en ont le secret : « Avec Martha, nous passons des nuits entières à parler de toutes sortes de choses, mais quand on joue ensemble, on ne dit presque rien. On communique à travers la musique. »

Mischa Maisky, Martha Argerich et Evgeny Kissin – 2001 © Christian Lutz
Quelle plus belle occasion pour le Verbier Festival que ces retrouvailles sous forme de jubilé artistique, de publier un nouveau disque et d’immortaliser l’art incomparable de ces monuments du paysage musical ? Et afin de commémorer plus encore l’événement, a été choisi de sortir un double vinyl, le premier d’une nouvelle collection, dont le but sera de mettre en valeur les figures emblématiques de la programmation : « Ces deux artistes sont présents depuis les débuts du festival auquel ils ont été très fidèles. Le choix du programme s’est fait en fonction des albums VF Gold déjà existants les concernant, et aussi du support, qui n’autorise qu’une vingtaine de minutes d’enregistrement sur chaque vinyl, au risque que, sinon, le son soit trop dégradé : l’un est donc consacré à Martha Argerich, l’autre à Mischa Maisky, et ils jouent ensemble, notamment la Sonate pour violoncelle et piano de Grieg. On constate aujourd’hui un véritable engouement pour le vinyl, d’autant que celui-ci est collector puisqu’il n’est édité qu’à 500 exemplaires. L’objectif est vraiment de créer un objet souvenir que l’on garde ou offre en cadeau », explique ainsi Claire-Aimée Allyndrée, responsable label au Verbier Festival. Les photos de couverture n’ont pas non plus été choisies au hasard : « Organisées comme un patchwork de négatifs, elles ont été prises par Christian Lutz, le photographe officiel des premières éditions du Festival, qui n’avait alors que dix-neuf ans. », souligne-t-elle. Si le concert à l’Église est d’ores et déjà complet, ce magnifique objet pourra faire l’objet d’un plus que précieux lot de consolation, sans compter que ces deux monstres sacrés élargiront leur cercle amical le 29.07. aux Combins à toute une pléiade d’autres brillants musiciens, Antoine Tamestit, le Quatuor Ébène et Evegny Kissin, à l’occasion d’un concert célébrant le 50e anniversaire, cette fois de la disparition de Chostakovitch. Pour un jubilé au carré en quelque sorte, qui dit mieux ?

Anne Payot-Le Nabour